Quand il avait deux ans, quintescent était déjà un héros.
On lui avait confié la garde d'une nounou, celle-ci étant épileptique.
On lui avait sommairement expliqué comment composer un numéro sur le cadran du téléphone.

A cette époque, les téléphones ne tenaient pas dans la poche.
Ils ne contenaient pas de répertoire.
Ils ne disposaient que d'une seule sonnerie, au demeurant fort peu mélodieuse, aigrelette et, à la longue, horripilante.
Ils étaient fixés au mur ou posés sur un guéridon, car malgré le peu de fonctions qu'ils proposaient, ils étaient fort lourds, même sans la batterie.
Ils étaient d'ailleurs dépourvus de batterie, car leur autonomie eût été parfaitement ridicule.
On ne pouvait par conséquent les déplacer qu'en trainant le câble de la ligne derrière soi, ce qui était fort malcommode, dans les transports en commun par exemple.
Le cadran était dépourvu de touches, ce qui n'était pas plus mal.
Pour composer un numéro, on tournait une sorte de disque percé de trous sur le devant de l'appareil, qui produisait alors une sorte de bruit de rouages, pour laisser croire à l'utilisateur naïf qu'une armée de machines s'affairait à son service.
Au bout du compte, avec de la patience, et moyennant une tarification sous monopôle de France Telecom (c'est tout dire), on finissait par entendre la voix crachottante de son correspondant.

Un jour, il advint que la nounou épileptique décida de faire une démonstration de son désordre.
Elle se répandit sur le tapis en grinçant et en vibrant.
quintescent reconnut bientôt les signes du haut mal qu'on lui avait décrits.
Puisqu'il en avait reçu la consigne, et après avoir soigneusement vérifié qu'il n'était tenu à aucune obligation plus impérieuse, notamment en matière de biberon ou de mots croisés, il résolut de convoquer des secours.
Il consulta l'annuaire des PTT, qui était posé à côté du téléphone, dans les pages jaunes, repéra le numéro du service d'urgence (à cette époque, on ne pratiquait quère le numéro unique court), et le composa, en tournant le poignet avec autorité.
Il exposa aussi précisément que possible la situation à l'opératrice qui lui répondit.
Il lui fallut argumenter un certain temps, car la personne était fort souçonneuse, et convaincue du caractère quasi-sacré de son devoir d'éconduire les plaisantins qui assaillent les services d'urgence, comme chacun le sait.
Pour asseoir sa crédibilité, quintescent dut réciter sans erreur et à l'envers les sept-cent premières décimales de Pi, et ainsi démontrer qu'il avait atteint le minimum de maturité requis pour s'adresser à une opératrice de téléphone.
Il s'acquitta de ce devoir avec désinvolture, mais cela lui prit un certain temps, car l'opératrice vérifiait chaque chiffre avec un soin maniaque.
Ayant enfin démontré sa bonne foi, il indiqua enfin ses coordonnées, et décrit avec précision la situation médicale de l'infortunée nounou, qui croupissait dans ses liquides depuis environ cinquante minutes.
En attendant les secours, il prodigua les premiers soins en desserrant les mâchoires crispées de la nounou avec un tisonnier, pour éviter qu'elle ne se morde la langue.

A leur arrivée, les secours congratulèrent quintescent pour sa présence d'esprit et son sens du devoir.
On fit même venir des journalistes, qui le prirent en photo.
Sa modestie en fut légèrement froissée.
Pour lui, tout cela était tellement naturel.