Il y a, dans l'immeuble du bureau où je travaille, un miroir très spécial.

Si je me concentre intensément, mon image disparaît, et je vois le reflet des personnes qui se sont succédées à cet endroit depuis que le miroir a été installé.

On ne voit pas les gens dans leurs moments les plus intimes: le miroir est situé dans la partie "publique" des toilettes, devant les lavabos, là où on se lave les mains et où on renoue sa cravate.

Je vois les types du ménage, jour après jour:

Des vieilles dames fatiguées, en blouse de la maison, aux temps les plus anciens.

Et dans les périodes plus récentes, des types immigrés, en uniforme de la société prestataire.

Je peux même voir l'époque où la société titulaire du contrat a changé: le logo sur la poitrine a changé de côté.

Avec un peu d'habitude, je peux choisir assez finement la période que je contemple.

Je peux dire si c'est l'hiver ou l'été rien qu'en regardant comment les gens sont habillés.

Au mois d'août, l'encadrement est en vacances, les cravates disparaissent.

Je vois, à partir du 11 septembre, les rondes des vigiles la nuit.

Je vois les changements de réglementation, l'installation des veilleuses de sécurité.

J'ai même aperçu la visite du comité d'hygiène et de sécurité, juste avant.

C'était en quelle année ?

En tous cas, ici, il ne fait jamais jour.

Il n'y a que la lumière électrique.

Je vois les changements des systèmes d'essuie-mains: les distributeurs de papiers, les enrouleurs de tissus.

Et je vois à chaque fois les types qui rouspètent parce qu'il n'y a plus d'essuie-mains: Un seul pour l'étage, ce n'est pas suffisant.

Mais ça, personne n'en a rien à foutre.

Je vois des types qui viennent vider leurs tasses de café froid.

Puis des gobelets, plus tard, quand ils ont installé la machine.

J'ai vu tous les systèmes de désodorisants qui ont été essayés: Les bombes, les mèches plongeant dans les liquides, les vaporisateurs électriques, les blocs qui fondent lentement.

Mais je peux vous le dire: ça pue toujours autant.

Il y a eu des toilettes bouchées, une fois, je pense.

Les types de l'entretien ne se sont pas emmerdés (c'est l'occasion de le dire): Ils ont balancé une quantité hallucinante de produit déboucheur, qu'ils devaient stocker dans un coin pour une telle occasion.

Ca a dû déborder partout et attaquer les carrelages.

Je comprends maintenant pourquoi il reste des traces blanches indélébiles sur les petits carreaux gris.