Avec mes collègues, nous envisageons de passer au Nespresso.
Parce que machin, tout ça, ici le café, il est dégueu, et puis hors de prix, machin, tout ça.

Bon, ok. Aussi, ce samedi, je me décidai à aller faire un tour à Paris, direction Opéra Garnier, RER A station Auber. Avec le train, j'en avais en tout pour une petite heure de trajet. Là, en face de l'opéra, rue Scribe, il y a la boutique Nespresso.

Comme j'ai travaillé à côté pendant plus de deux ans, je sais exactement où elle est, mais quand je passais là à l'époque, elle était en travaux, et je n'y étais jamais entré. Pendant toute cette période, le grand bout de bâtiment (dans un des endroits les plus chers de Paris) était recouvert par un immense drap noir, comme un catafalque, avec un portrait de George Clooney de dix mètres de haut. Ce portrait faisait face à Zinedine Zidane, de la même taille, qui recouvrait l'immeuble de Generali Assurances, à l'angle de la rue des Mathurins, et qui avait lui-même précipitamment remplacé Yann Eliès après le piteux abandon de celui-ci au cours du Vendée-Globe. Mais bon, c'est une autre histoire.

Donc, j'entrai, et je prends mon air de client le plus avenant. Il y avait à l'entrée deux pingouins, en costume de pingouins, je veux dire, un mâle et une femelle, qui avaient pour rôle apparent de répondre bonjour aux client qui leur disaient bonjour. Comme ils ne se décidaient pas à en faire davantage, malgré mon air qui signifie "je suis venu dépenser toute une vie d'économies en machines à café", je pris mon courage à deux mains, et je leur posai une QROC (question à réponse ouverte et courte) de forme non-interrogative, toutefois:
- Bonjour ce serait pour acheter une machine... [air qui veut dire vous êtes sur le point de gagner votre journée].Je reconnais cependant que mon sac à dos, mon sac Surcouf au bout du bras et mon équipage vaguement kaki pouvaient leur faire supputer que j'étais plutôt un SDF malencontreusement égaré dans ces lieux sacrés, et commettant une profanation par ignorance. C'est probablement assez différent de la faune qui croise habituellement en ces lieux, qui est plutôt constituée de touristes en costume recherché ou en fourrure, et échangeant en toute langue de la planète, pourvu que cela ne soit pas le français. Les pingouins restèrent cependant très professionnels, et avant de reprendre leur faction, ils répondirent poliment: - Oui, monsieur, c'est au fond, là-bas. - Ah, je vous remercie. - Bonne journée, monsieur.

Au fond, donc, il y avait effectivement plusieurs pupitres, dont un seul était occupé, et des vitrines avec des machines dedans. La vendeuse du pupitre était affairée avec deux clients. Bon. Un peu de patience, j'ai tout mon temps.
Il y avait pas mal d'autres clients tous plus ou moins en cravates ou en tailleurs, qui regardaient les machines d'un air pénétré. Je me demandais ce qu'ils pouvaient chercher comme information, car en dehors de l'étiquette du prix, prisonnière dans une double plaque de résine transparente, il n'y avait pas grand chose. Les plus audacieux posaient la main sur les tasses en verre au sigle de Nespresso, et les faisaient tourner, pour vérifier que l'autre côté était bien aussi transparent que la face apparente, et pour s'assurer, j'imagine, qu'il y avait bien dans ces tasses une sorte de concavité sur le dessus, dans laquelle on pourrait déverser du café afin de consommer ce dernier. Ensuite, après s'être rendus à l'évidence qu'il n'y avait vraiment plus rien à observer ici, les susdits clients passaient leur chemin, ce qui m'était d'un certain réconfort, car je voyais ainsi fondre la liste d'attente pour l'accès à ma vendeuse.

J'avais tout loisir d'observer l'immense boutique, en rotonde, avec de nombreuses vitrines (toutes identiques, car la gamme ne comporte qu'une dizaine de machines) et des écrans géants qui passaient la publicité de Georges Clooney en boucle ininterrompue jusqu'au dégoût.

J'admirais aussi l'abondance de personnel, pour la plupart en costumes noirs identiques, qui semblaient discuter entre eux sans se préoccuper des clients, et même une jeune fille en blouse, qui vaporisait un produit désinfectant sur les rampes et les poignées. Tout cela était pleinement feutré et rassurant.

Enfin, au bout d'une dizaine de minutes, la transaction semblait se conclure avec la vendeuse. Elle remit aux clients l'objet de leur emplette, et les invita à passer à l'étage inférieur, afin d'acheter leur café. La vendeuse s'empara de quelques sacs à côté de son pupitre et sembla se disposer à les suivre.
Levant les yeux, elle constata ma présence incongrue. - Oui, monsieur, c'est pour acheter une machine ? dit-elle, d'un air contrarié.
Je compris alors que j'avais sur le visage, cet air qui signifiait "Je cherche le rayon des yaourts, mais je me suis fourvoyé dans cette boutique de machines à café".
Elle jeta un regard circulaire, et constatant qu'elle était la seule vendeuse de machines à café dans cette région de l'univers, elle se tourna vers moi et dit:
- Je peux vous demander de patienter ? Je m'abstins de lui faire remarquer que j'avais déjà fait preuve d'une certaine patience, et qu'elle pouvait compter sur cette qualité de ma part. Au lieu de cela, je répondis simplement: - Oui...
Et elle tourna les talons.

Quatorze minutes plus tard, lassé de me distraire à regarder la publicité de George Clooney, je sortis et je rentrai chez moi.

machine à café