Moi, j'ai rencontré quitescent le jour où 20six s'est effondré.
C'était un petit matin, en été.
Le ciel était assez couvert, mais il ne pleuvait pas.
Cet année-là, le temps n'était vraiment pas formidable.
Enfin, c'est ce que tout le monde répétait dans chaque conversation.
Et encore, ce n'était rien à côté de ceux qui avaient pris quinze jours au
Bangladesh, qui avaient le sentiment de s'être fait rouler par l'agence de
voyages.
D'une certaine manière, ça nous consolait de ne pas être encore partis en
vacances.
Ca sentait les vacances, malgré tout: les trains devenaient presque
fréquentables, on était sûr de s'asseoir, il y avait de la place sur les
parkings.
Pas assez pour un vrai bonheur, mais assez du moins pour se sentir bien.
Si on avait su...
En été, les trains de banlieue arrivent à l'heure, et j'étais même arrivé avant
l'heure au bureau.
Finalement, le sentiment de malaise montait insensiblement, comme l'impression
d'oppression quand un orage qui se rapproche.
Comme si tout allait décidément trop bien, et qu'on allait être punis pour ça.
J'avais déjà entendu parler de quintescent, à travers des descriptions pas
toujours très cohérentes et vraisemblables.
Mais même en mettant de côté les histoires un peu fantasmées que racontaient les
filles, il se dégageait que c'était une sorte de génie tutélaire, un gardien
immanent du Net, une sorte de magicien omnipotent auquel rien n'était
impossible - pour peu, naturellement, qu'il voulût s'en soucier.
Mais, à ce qu'on disait, il ne se souciait pas de grand chose, ce qui ajoutait à
l'immensité de son charme.
Il avait fini par devenir célèbre auprès de tous ceux qui en avaient entendu
parler.
Les autres ne souffraient pas, car ils ignoraient leur malheur.
Une sorte de perfection était ainsi réalisée par la seule vertu de son
existence.
Au bureau, les nouvelles nous arrivaient de façon assez étouffée, à cause du
fait que l'usage d'Internet était restreint, et qu'on n'avait pas toujours
accès aux sites de news.
Malgré tout, nous finîmes par apprendre que quelque chose de grave s'était
produit sur 20six.
Apparemment, la société communiquait massivement dans tous les médias pour
éviter une panique qui se serait révélée catastrophique.
Elle essayait de désespérément rassurer ses utilisateur en consentant des gestes
commerciaux formidables, avec des facilités de paiement extraordinaires.
Mais elle ne pouvait totalement dissimuler l'ampleur de la catastrophe.
Elle avait dépêché sur place les meilleurs spécialistes, capables de rembobiner
à la main une bande magnétique de 50To en moins de 30 minutes, ce qui peut
toujours servir.
Elle avait aussi lancé, avec l'appui du procureur de la république, une alerte
disparition, pour retrouver dans les meilleurs délais le webmaster qui avait
été enlevé par une compagnie low cost, et qui ne faisait plus de sauvegardes
depuis le mois de novembre.
Mais malgré sa bonne volonté très évidente et démonstrative, 20six ne parvenait
pas à surmonter le problème, et ça finissait par se voir.
Le soir, en rentrant, je pris conscience de l'ampleur réelle de l'effondrement,
et je fus traversé par des sentiments dont je ne me serais pas cru capable.
De rage, je m'imaginais faire la guerre à l'Afghanistan et écrabouiller les
terroristes sous les bombes, puis envahir l'Irak et chasser l'immonde Saddam
Hussein, et passer ensuite à la Syrie et à l'Iran.
Je me voyais donnant des coups de boule à des italiens tricheurs.
Je pensais à me retrancher dans mon blockhaus avec un fusil de chasse et des
couteaux de cuisine pour attendre le GIGN.
Puis, je repensai à quintescent.
Lui, oui, sûrement, il nous tirerait de cette affaire.
Si quelqu'un pouvait, oui, c'était lui.
Mon coeur se regonflait d'espoir.
Nous envoyâmes une délégation au grand homme, afin d'exposer notre problème et
notre angoisse.
Il nous écouta avec une attention qui était déjà un réconfort en elle-même.
Il nous expliqua que s'il n'y avait pas de sauvegardes, c'était foutu, on
récupérerait peut-être nos notes, mais probablement pas nos commentaires, tout
ça, désolé.
Dans sa bouche, tout devenait formidablement simple et limpide.
Nous avions compris que c'était foutu, et que nous allions amèrement regretter
de ne pas avoir changé de boutique la dernière fois que 20six s'était moqué de
nous.
Nous comprenions en même temps que nous serions considérés comme les seuls
coupables, et que ce serait tant pis pour notre gueule.
Nous comprenions, et nous acceptions, parce que quintescent, avec son doux
sourire aimant, nous faisait comprendre que c'était inévitable, et nécessaire
pour notre salut.
Puis nous le laissâmes, car son devoir l'appelait ailleurs: il ne se souvenait
plus de ce qu'il y avait sur son programme télé ce soir-là.