Cette fois, la reine était furieuse.

Elle leur avait passé un sérieux savon.

Pourtant, les gardiennes avaient le sentiment de ne pas être pour grand chose dans ce qui était arrivé.

Quelqu'un - ou quelque chose - avait soulevé, ou plutôt entrebâillé la plaque de pierre monumentale qui fermait l'entrée de la Porte, et était reparti sans réussir à l'ouvrir, abandonnant une de ses griffes monstrueuses dans sa tentative.

Bien sûr, en tant que gardiennes, leur rôle officiel était d'interdire tout passage de la porte par quelque créature que ce soit, au péril de leur vie si c'était nécessaire, mais depuis des millénaires, nul n'avait jamais entendu dire que quiconque eût jamais essayé de la franchir.

Le titre de gardiennes était généralement considéré comme honorifique, et en des temps anciens, la charge avait même été mise aux enchères, pour renflouer quelque peu les finances de quelque roi trop dépensier.

Depuis, un peu de morale avait été remis dans l'attribution des charges, mais personne ne considérait que le rôle de gardienne pût consister en autre chose qu'en des rôles protocolaires lors de cérémonies.

Pour que la reine, dont la magnanimité était légendaire, se montre aussi injuste envers ses fidèles servantes, il fallait que son inquiétude soit considérable.

L'incident de la griffe lui avait fait prendre conscience que les temps annoncés par les prophéties était venu.

Finalement, après toutes les générations de reines et de rois qui s'étaient succédé depuis des millénaires, c'était sous son règne que devaient survenir les événements improbables et terribles auxquels les souverains du royaume se préparaient sans plus guère y croire.

Cependant, comme la plupart des sujets, l'angoisse qui avait saisi la reine n'avait pas encore atteint au fond le cœur des gardiennes.

Elles avaient le sentiment d'avoir été injustement tancées, par caprice et par abus de pouvoir.

Mais c'était la reine, et sa parole ne souffrait pas de discussion.

Elles attendirent d'être hors de portée de vue - et surtout d'oreilles importunes pour échanger des commentaires à propos du traitement qui leur avait été fait, sur un ton qui aurait pu leur valoir quelque temps de cachot pour motif de lèse-majesté.

En réalité, en partie par conviction et en partie par le conditionnement de leur éducation, elles étaient fidèles à la reine et sincèrement attachées aux souverains du royaume.

Mais en cet instant, elles avaient besoin d'évacuer un excès de rage et de rancœur trop longtemps contenues.

Selon une tradition dont la mémoire avait été oubliée, et qui remontait certainement aux temps les plus anciens du royaume, plusieurs salles spéciales avaient été aménagées au sein du palais.

Ces salles étaient appelées "rigolaria" (les plus modernes disaient "lolroom", bien que ce vocable soit déconseillé).

Certaines étaient réservées au souverain et aux membres de la famille royale.

D'autres étaient accessibles à la cour et à la noblesse, en fonction de son rang.

D'autres enfin étaient mises à disposition des employés du palais et des serviteurs des nobles visiteurs.

Le défunt roi Bouig IV, "le bâtisseur", grand-père de la reine, qui avait rénové et agrandi le palais, avait même tenu à ce qu'un rigolarium soit construit au bénéfice des pauvres du royaume, pour lesquels on célébrait une fête officielle à l'équinoxe de printemps (on prenait toujours la précaution d'en conserver toujours un nombre suffisant pour cet usage).

Les gardiennes se réfugièrent ainsi au rigolarium réservé aux titulaires de hautes charges du palais - Dans le protocole du royaume, les titres de gardiennes venaient en quatrième rang, après celui de Vizir Suprême et celui de Dame Pipienne Royale.

Aussitôt qu'elles eurent refermé ma porte derrière elles, les jeunes femmes éclatèrent de rire, parce que c'était l'usage, mais surtout parce que la pièce était conçue pour provoquer l'hilarité et la bonne humeur.

La culture et l'éducation faisaient le reste.

Pleurant de gaieté dans les bras l'une de l'autre, les deux femmes se remémorèrent joyeusement leur déconvenue de l'instant d'avant.

"Décidément, la reine était furieuse, hoqueta, luitne, hilare. Je ne l'ai jamais vue aussi agressive.
- Assurément, répliqua tarmine, qui s'étouffait presque, qu'est-ce qu'elle nous a mis ! On ne m'a jamais parlé comme ça !"

La réplique, quoi qu'anodine, et à vrai dire assez négative, provoqua un nouveau sursaut d'hilarité chez luitne, qui, incapable de trouver son souffle pour répondre immédiatement s'écroula sur le plancher - qui était judicieusement recouvert d'épais tapis - et continua de rire en se tenant les côtes, aussitôt imitée par sa compagne.

Les deux jeunes femmes restèrent ainsi un moment, hurlant de rire en se racontant leurs malheurs réciproques, jusqu'à ce que les gardes en faction devant la pièce viennent les chercher, selon la consigne, les oreilles soigneusement bouchées avec de la mie de pain.

Par mesure de sécurité, à la suite de nombreux accidents, la loi interdisait de séjourner plus d'un quart d'heure dans un rigolarium.