Miladee essayait d'avoir l'air naturel.

Ne pas dévisager les gens.

Ne pas avoir le regard fuyant.

Le plus simple, c'était d'avoir l'air occupé, en faisant mine de transporter un objet quelconque, en rapport avec le déguisement de servante qu'elle avait adopté.

Heureusement, tout le monde avait l'air très occupé et un peu perdu, et le palais grouillait de serviteurs accompagnant les princes étrangers, et une étrangère de plus n'attirait guère l'attention.

Son Pass Multizone à empreinte philosophale était en évidence à son cou.

Jusque là, il lui avait permis de passer tous les contrôles sans encombre.

Mais ce n'était pas son empreinte qui était sur le Pass.

Son grand cousin Humphrey lui avait prêté le sien, assez à contrecœur.

En réalité, le cousin Humphrey risquait de gros ennuis si elle se faisait prendre, (pour ne pas parler de ceux qu'elle encourait elle-même).

La sanction habituelle pour ce genre de délit était une sévère bastonnade, un essorillement éventuel (pour ceux qui avaient encore leurs oreilles), et, évidemment, un bannissement définitif du service du château.

Cette dernière sanction était certainement la plus dissuasive, car un service au palais, malgré sa dureté et l'exigence des contremaîtres, fournissait l'assurance d'un salaire raisonnable et régulier.

Et les temps étaient durs pour le peuple.

Mais, le cousin Humphrey ne pouvait rien refuser à Miladee, depuis une sale affaire assez ancienne, une histoire de fille, bien sûr, Humphrey ne tenait pas du tout à voir ébruiter.

A aucun prix.

Elle le tenait, et savait en tirer partie quand c'était nécessaire.

Justement, c'était nécessaire.

Elle sentait que ce qui était en train de se passer au palais était une affaire énorme, suffisante pour faire réellement démarrer sa carrière de journaliste.

Et que cela justifiait la prise de quelques risques.

Elle avait besoin de s'approcher des lieux intéressants.

Pas forcément les salles de conseil, forcément trop bien gardées, mais des foyers d'officiers, par exemple, là où on serait un peu informé et où la méfiance serait un peu relâchée.

Miladee avait confiance en son talent de souris fureteuse.

Elle prit au hasard un couloir désert (elle avait du mal à croire qu'il puisse encore en rester dans la ruche bourdonnante qu'était devenu le château).

Elle parvint assez vite à se perdre, mais ne s'en souciait pas trop, car elle laissait au bas des murs des traces imperceptibles de son passage, à l'aide d'un morceau de fusain, qui lui permettraient de retrouver son chemin.

Elle entendit soudain des hommes marchant derrière elle et pressa le pas.

Au détour d'un couloir, elle se trouva nez-à-nez avec un sergent, à l'air peu commode.

Impossible de faire demi-tour.

Miladee sentait ses genoux se dérober sous elle.

Heureusement le sergent prit l'initiative de la conversation:

"Mais nom de Dieu, qu'est-ce tu fous ici, toi ? s'exclama-t-il.

Comme Miladee ne trouvait quoi répondre, il poursuivit:

"Nom de Dieu, tu n'as rien à foutre ici. Qui est ton seigneur ? Tu comprends notre langue ?

- Oui, monsieur, je...

- A la bonne heure ! Montre-moi donc ce Pass".

Et joignant le geste à la parole, il tira sans ménagements sur le cordon qui entourait le cou de Miladee.

Il glissa le triangle de caraméline dans le lecteur philosophal qu'il avait empoigné.

Ses sourcils se soulevèrent d'un pouce, ouvrit la bouche, la referma, et réfléchit un instant.

Miladee s'attendait à voir sa supercherie démasquée, et sa dernière heure arriver, mais contre toute attente, l'homme sembla se radoucir.

Il lui rendit son Pass avec une sollicitude inattendue.

"Eh bien, jeune fille, vous ne devriez pas circuler dans cette partie du palais. Venez avec moi, je vais vous reconduire".

Miladee, hésitait, mais elle n'avait pas vraiment le choix, et le sergent l'avait empoignée fermement par le bras.

Il l'entraîna à travers des couloirs inconnus.

Cette fois, Miladee était complètement désorientée.

Elle ne savait depuis combien de temps elle marchait ainsi, mi-tirée, mi-portée.

Finalement, le sergent s'arrêta dans un couloir désert.

"Voilà, ici, nous serons bien tranquilles. Tu seras bien sage, n'est-ce pas ?"

Sans attendre les dénégations de Miladee, le sergent entreprit de trousser son jupon de servante.

L'occasion était trop belle: une fille plutôt bien faite, en situation irrégulière, elle ne viendrait jamais se plaindre...

Miladee, de son côté, tint à élever une protestation solennelle, mais, conscient des enjeux de la situation, le sergent se disposa à n'en tenir aucun compte.

Miladee, hurlant en vain de rage et de désespoir, essayait de repousser l'homme, suant, rougeaud, excité par la marche.

"C'est ça, gueule, ma belle, ricanait-il. Ici, il n'y a que des collègues à moi. Ils vont venir nous filer un coup de main"

Soudain, une sorte d'appel retentit, comme une sonnerie.

Miladee, qui avait la tête ailleurs, l'entendit à peine.

Le sergent, lui, avait l'air pétrifié.

Il jeta un bref coup d'œil, hébété, à la jeune fille, puis se volatilisa en courant, répondant à l'appel.

Miladee, stupéfaite, se demandait si elle devait pleurer ou rire.

Elle avait mal partout.

Ses jambes ne la portaient plus.

Elle réussit à faire un pas, puis un autre, et se mit à courir de toutes ses forces, sans but, à l'opposé du couloir où le sergent avait disparu.