Au temps de Nicolas de Sarcotie, la pensée était unique, ce qui était bien pratique pour les Europains.

Une pensée unique présentait en effet des avantages énormes pour les citoyens de cette époque.

D'abord, elle permettait de préserver une rigoureuse égalité intellectuelle entre les individus, indépendamment des limitations de leur intelligence, de leur manque d'éducation, de leur milieu social, etc.

Grâce à la pensée unique, le sombre crétin pouvait, à travers un raisonnement sophistiqué emprunté au ver de farine, parvenir aux mêmes conclusions que l'ENArque le plus sublime, ou que le meilleur d'entre nous en calcul intégral, en suivant un cheminement intellectuel différent, mais tout aussi efficace.

La gauche pouvait penser comme la droite, agrandissant ainsi la quadrature du cercle de ses amis de trente ans, et offrant des possibilités quasi-infinies d'étendre le gouvernement lorsque c'était nécessaire ou amusant.

Les jeunes pouvaient penser comme des vieux, résolvant du même coup tous les conflits de génération.

En ces temps de rigueur budgétaire, tout cela représentait une formidable écomie d'énergie cérébrale, qui était ainsi rendue disponible pour Caca-Collé.

Cette compagnie humaniste, comme n'importe laquelle des autres marques de lessive intellectuelle, faisait une consommation extraordinaire de neurones, au point qu'une pénurie chronique sévissait, et que le gouvernement étudiait sérieusement l'opportunité d'en faire venir d'autres planètes (ce qui aurait été vain, nous le savons aujourd'hui, car les standards des connexions électriques sont différents. Mais à l'époque, à l'intérieur du schéma de pensée unique, cela paraissait une solution idéale).

De plus, la pensée unique était compatible avec une foule de projets d'abrutissement systématique qui étaient mis en oeuvre à cette époque de bouillonnement intellectuel, qu'ils soient individuels par l'initiative des têteurs de chichon invertébrés, ou collectifs, au travers des programmes d'éducation télé-réels des fondations humanitaires TF1 et M6, agréées par l'Education Nationale.

En effet, il faut se rappeler que la programmation des cerveaux était confiée à une administration spéciale, appelée Education Nationale, chargée de leur formatage de bas niveau, de l'installation du système d'exploitation et des programmes d'application.

Ses responsabilités supposaient également de garantir la conformité rigoureuse des programmes avec la licence d'utilisation (dans le légitime souci de préserver la propriété intellectuelle de ceux qui auraient pu, par recherche dissidente, imaginer des idées différentes).

L'administration témoignait ainsi du même coup du souci qu'elle avait alors de respecter l'indifférence.

Les historiens estiment aujourd'hui qu'au moins 80% d'une classe d'âge aboutissaient au fond du bac, dispositif dans lequel on recueillait, semble-t-il, les jeunes Europains ayant obtenu un formatage à l'identique.

Sur la plupart des sujets, c'était naturellement Nicolas de Sarcotie lui-même qui définissait la juste pensée, par son discours ingénieux et indiscutable, mais surtout par son comportement exemplaire en toute circonstance.

Il s'astreignait à une rigoureuse discipline pour avoir des idées sur tout, ce qui était rassurant et réconfortant pour tous ceux qui avaient des difficultés à réfléchir par eux-mêmes, et avait mis en place de nombreux relais chargés de répandre et traduire sa pensée en termes accessibles et faciles à retenir par tous pour la vie de tous les jours.

Le principal d'entre ces relais était naturellement le premier ministre, Fransois des Filous.

Un espace d'expression était également ouvert à la pensée unique d'origine privée, qui assumait ainsi un rôle très utile de laboratoire pour l'élaboration de la pensée unique gouvernementale.

A l'époque de Nicolas de Sarcotie, la pensée unique la plus répandue avait pour sujet principal la protection de l'environnement (qui remplaçait l'ancien vocable un peu trop politiquement orienté d'écologie).

Le grand champion de cette pensée unique était le génial et légendaire âne altruiste de Bertrans, équidé équitable qui prenait tout le monde de haut, dont la vénérable chevelure blanche et la digne moustache était connue de chacun.

On remarquera d'ailleurs que curieusement que les grands maîtres de cette pensée unique particulière étaient souvent munis de moustaches, en marque de leur dignité.

L'âne altruiste de Bertrans ne se départissait jamais de son fidèle écuyer Nicolas du Culot, qui avait failli devenir prince-démocrate lui-même, mais qui avait renoncé après avoir malencontreusement réfléchi par lui-même sur la vanité considérable de cette ambition.

Grâces aux techniques et aux méthodes de la pensée unique, il avait été possible de ramener les causes et les effets de la protection de l'environnement au sujet unique du réchauffement de la planète, identifié comme cause nécessaire et suffisante à la pluie en été, au soleil en hiver, aux bébés phoques abattus pour leur fourrure, à l'abattage des arbres tropicaux, à l'urbanisation sauvage, au non-respect de la loi littorale par les paillottes corses, à la disparition des thons de Méditerranée au profit des pêcheries japonaises, à la diffusion des OGM dans le roquefort de José de Beauvais, à l'épuisement des puits de pétrole, à la pollution des rivières de Guyane par le mercure des orpailleurs clandestins, aux averses sur le tournoi de Wimbledon et à la noyade des immigrés clandestins au large de la Lybie.

Ainsi, grâce à la simplicité géniale d'une seule pensée, originale comme on n'en avait plus vu depuis la théorie de la relativité générale, on parvenait à unifier l'explication de toutes les énigmes de l'univers, ce qui permettait de se coucher l'esprit en paix.