Chapitre 17

Pour les réclamations, parlez dans l'hygiaphone .
Jaurès de l'Avenue, in
La Protohistoire


Au temps de Nicolas de Sarcotie s'était constituée une société secrète, destinée à rassembler une élite au sein de la nation.

Cette élite était composée d'hommes et de femmes courageux et dévoués, sélectionnés lors de concours exigeants, qui permettaient de ne retenir que les meilleurs spécialistes.

Le rôle principal de cette élite était la défense exclusive de leurs propres intérêts, appelés 'acquis sociaux' - on dirait de nos jours 'droits de l'homme' - à l'exclusion de ceux de tout autre administré.

On appelait ce corps d'exception la 'fonction publique'.

Pour leur permettre de réaliser cette tâche indispensable à la nation, des moyens considérables avaient été consentis: Le contrôle des transports, de la distribution du courrier, de l'énergie, de la police, et même l'impression de la photographie officielle de Nicolas de Sarcotie leur avaient été confiés en exclusivité, eux-seuls étant en mesure d'en assurer la responsabilité, en raison de leur haut degré de désintéressement, de conscience et d'altruisme.

Leur rôle était considéré si vital pour le pays qu'un ministère leur était traditionnellement consacré au sein du gouvernement.

En contrepartie de la considération et des avantages consentis à cette élite, la société exigeait d'eux un service d'une qualité exceptionnelle.

Les tâches les plus harrassantes, les plus ingrates et les plus usantes leur étaient confiées, qu'ils acceptaient sans jamais rechigner.

Ce qu'ils faisaient, aucune bête au monde ne l'aurait fait pour ce salaire dérisoire et ces conditions de travail scandaleuses.

Chacun Europain sensé convenait que la constante disponibilité qui était attendue d'eux pendant les horaires d'ouverture, sauf les dimanches et jours fériés, n'était supportable (par les administrés eux-mêmes) qu'à la condition d'offrir en compensation des jours de congés additionnels et surtout une retraite anticipée, pour profiter des derniers jours qui restait à survivre à leur pauvre corps martyrisé et à leurs pauvres nerfs martyrisés (ils étaient martyrisés des pieds à la tête, en fait).

Pour maintenir constante leur vigilance et leur mobilisation, on les entretenait dans une quasi-misère, en s'abstenant autant que possible de les rémunérer, et en ne les nourrissant qu'un jour sur deux.

On s'assurait ainsi que leur capacité de mobilisation était intacte et immédiatement disponible aussitôt que le service public était menacé par une circulaire (sorte de scie rotative employée par certains ministres psychopathes).

Les agents du service public étaient nombreux, mais les menaces qui pesaient sur lui étaient plus nombreuses encore, plus nombreux que les sauterelles dans une invasion de sauterelles, ou que les lentilles dans une boîte de lentilles (grosse):

Les réductions d'effectifs les empêchaient de terminer leurs dossiers avant de partir en congés payés, ce qui les obligeait à les retrouver à leur retour de vacances.

Leur direction avait d'absurdes exigeances de performance et de productivité, qui les empêchait de consommer le temps et les ressources nécessaires à l'accomplissement de leur tâche dans les meilleures conditions.

Les usagers étaient souvent violents et agressifs et manquaient de compréhension envers leurs difficultés.

Certains usagers leur faisaient même sentir qu'ils ne les aimaient pas, ce qui les contraignait à redoubler d'efforts pour leur donner satisfaction.

Les courageux agents du service public enduraient toutes ces ignominies sans élevéer la moindre plainte, sauf au cours des mouvements sociaux.

Les mouvements sociaux étaient une sorte de chorégraphie collective de rue (on disait aussi 'faire la hola'), particulièrement esthétique, mais difficile à réaliser.

En raison de leur bonne coordination et de leur maitrise des mouvements dans l'espace, les agents du service public excellaient dans cet exercice, pour lequel ils s'entrainaient plusieurs fois par an.

Beaucoup y montraient également leurs talents de poêtes et de musiciens, et composaient des slogans sur l'usage proctologique que les ministres devaient faire de leurs réformes, qui émouvaient jusqu'aux larmes les administrés les plus endurcis par les files d'attente.